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Témoignage d’un gamin de 4 ans 

Note envoyée à William CUPP, auteur du livre « De la Picardie aux camps nazis », membre de l’équipage du Liberator B-24 tombé à Wodecq le 14 juin 1944.

Le 14 juin 1944, je venais d’avoir 4 ans et habitais, avec mes parents, au hameau du Buis chez mes grands-parents Isidore et Virginie Gorts. Chaque matin, accompagné de ma tante Estelle, je me rendais à l’école à pieds. Mais le 14 juin, j’ai dû y aller seul. Tenue d’assister à la messe préparatoire aux communions solennelles qui allaient se dérouler le dimanche de la Pentecôte, ma tante avait pris les devants. On croit rêver, mais deux kilomètres à pieds pour un gamin de 4 ans, cela n’avait rien d’exceptionnel à cette époque… Comme tous les villages avoisinants, Wodecq était un village paisible où tout le monde se connaissait et vivait en paix. Il n’y avait donc rien à craindre. Rien à craindre non plus des voitures, il n’y en avait quasi pas sur les routes. Quant aux Occupants, on les rencontrait très rarement. Trop contents de n’être pas sur le front russe, ils évitaient de se faire remarquer…

J’avais dépassé la chapelle Vanstaele, je longeais un petit ruisseau, le Ronsart, et m’approchais du bureau de poste. Soudain, j’entendis un énorme bruit venant de la place du village et aperçus devant moi, jaillissant au-dessus des arbres qu’il rasait, un avion trainant derrière lui un épais nuage de fumée noire. Etant parvenu à éviter le clocher de l’église, il avait viré en direction de La Hamaide. Par cette manœuvre, le pilote avait épargné le centre du village et choisi vraisemblablement de diriger son appareil vers les prairies situées de part et d’autre de l’actuelle rue Gaston Muylle toute proche de l’endroit où je me trouvais.

Tout se passa très vite. Je distinguai vaguement une masse tomber de l’avion dans la prairie située à ma droite. J’étais trop jeune pour comprendre que cela pouvait être le pilote dont le parachute ne s’ouvrait pas. Aussitôt après, je vis l’avion s’écraser dans la prairie située de l’autre côté du chemin, juste derrière la maison de la famille Constant.

Inutile de dire que je pris mes jambes à mon cou et montai, sans me retourner, la rue menant à la place du village. Je me souviens avoir croisé une dame, Rosette, qui tenait l’épicerie Delhaize et qui descendait en courant vers le lieu de l’accident. Elle m’exhorta à m’éloigner et à rejoindre au plus vite l’école. C’est ce que je fis sans la moindre hésitation, empruntant pour cela la petite ruelle longeant la maison d’Albert Paulet et menant à celle de Monsieur Maubert, l’instituteur en chef de l’école communale. 

J’entends encore mes petits souliers ferrés - cela protégeait les semelles et c’était devenu une mode fort prisée parmi les gamins - sonner sur les cailloux de cette ruelle bordée de hauts murs de briques. Elle est toujours là, mais depuis, les cailloux ont été recouverts d’asphalte. Maintenant, ma course serait beaucoup plus discrète…

Arrivé tout essoufflé à l’école où mes condisciples étaient en classe depuis un bon moment, je fus accueilli par mon institutrice, sœur Isabelle-Lucie, qui, toute surprise de mon retard, s’inquiéta de la pâleur de mon visage et de mon air quelque peu égaré. « Que t’est-il arrivé, Marcel ? » Si réponse il y eut, je ne m’en souviens pas… J’avais tellement eu peur. La leçon reprit et la matinée se déroula comme à l’accoutumée, sans que l’événement du jour ne soit évoqué devant les élèves. Ordre avait sans doute été donné de ne pas les perturber.

Occupé à cueillir des cerises derrière sa maison, mon grand-père avait entendu le bruit de l’avion en difficulté et vu le nuage de fumée qui s’élevait dans la direction de la place du village. Inquiet, il pria mes parents de se rendre bien vite à l’école pour s’assurer que le gamin y était bien arrivé. Comme raconté ci-dessus, j’y étais.  

Retenu à l’école, je ne fus donc pas le témoin de ce qui se passa durant la matinée au cours de laquelle les Allemands parcouraient la région à la recherche des membres de l’équipage. Ils auraient, paraît-il, menacé les villageois d’en prendre quelques-uns en otage s’ils ne collaboraient pas aux recherches car, en toute logique, ils estimaient que plusieurs soldats devaient être tombés à proximité de l’épave. Cet épisode est raconté dans un article paru le 20 mai 2006 dans le Courrier de l’Escaut sous le titre : L’arrivée des villageois auprès du corps et des soldats allemands menaçants. 

Par contre, je sais que ce sont bien des gens du voisinage qui arrivèrent les premiers, suivis par le curé qui administra les derniers sacrements au pilote qui avait malheureusement cessé de vivre. Survint ensuite un motocycliste prétendant être membre de la Résistance et venu retirer les papiers d’identité du pilote et sans doute son plan de vol. Répondait-il à un ordre de ses supérieurs ? Voulait-il profiter de l’occasion pour se donner de l’importance auprès des villageois ou tout simplement pour emporter un souvenir ? Je l’ignore.

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les Allemands ne sont pas arrivés rapidement sur les lieux du crash car ma maman, Irène Gorts, me raconta, à maintes reprises, qu’elle avait eu le temps de rentrer à la maison, au Buis, et de revenir déposer, sur le corps tout disloqué de ce soldat, un bouquet de fleurs coupées à la hâte dans le jardin familial. Elle n’aurait ni osé ni pu poser ce geste inadmissible aux yeux des Occupants s’ils avaient été présents.

La nouvelle qu’un avion américain était tombé à Wodecq se propagea comme une traînée de poudre dans toute la région. Bizarrement, les Allemands n’avaient pas jugé utile de fermer les routes et d’interdire l’accès au point de chute. Il est vrai que, depuis le 6 juin, leur esprit était ailleurs et leur moral avait de quoi se lézarder… 

Aussi, l’après-midi, les curieux arrivèrent-ils par dizaines, voire par centaines, de tous les villages environnants. Juché sur mon petit vélo, j’accompagnai ma tante Gisèle et rejoignis tous les curieux parmi lesquels les plus jeunes semblaient à l’aise, enjoués et affairés comme s’ils avaient été sur un champ de foire. Fiers comme Artaban, les garçons paradaient parmi les débris avec, pendus sur la poitrine, des instruments bizarres dont ils ne connaissaient ni le nom ni l’utilité. Quant aux jeunes filles, plus pragmatiques, elles fouinaient partout à la recherche du moindre lambeau de toile ou de morceaux de mica avec lesquels des mains habiles leur fabriqueraient, une jupe, une bague, une broche ou de petits pendentifs.

Pour les Allemands, cette « brocante » improvisée n’avait que trop duré. En fin d’après-midi, un véhicule militaire arriva, mais les soldats ne brutalisèrent personne. Suite à l’interrogatoire de trois membres de l’équipage qui avaient sauté auprès d’une casemate entre Lessines et Wannebecq, ils avaient sans doute compris qu’aucun membre de l’équipage ne pouvait être caché à Wodecq. Ils invitèrent donc toute la masse de badauds à s’éloigner. Peine perdue, personne ne répondait à leurs ordres ni ne voulait quitter ce tas de ferrailles sur lesquelles  flottait un air de libération toute proche.

Seule la peur aurait pu leur faire entendre raison. Aussi après d’inutiles injonctions, les soldats se résolurent-ils à empoigner leurs mitraillettes et à tirer au-dessus des têtes, créant de la sorte une panique indescriptible dont je garde encore le souvenir aussi pittoresque qu’impérissable. Prise de panique, toute la foule se dispersa à travers champs. Je me souviens avoir emprunté un sentier derrière une dame dont la corpulence ne la prédisposait pas à la course à pieds… C’était ma grand-mère que, dans la précipitation, je n’avais pas reconnue ! Quant aux nombreux vélos déposés le long du talus bordant le chemin d’Ath, c’est seulement le lendemain qu’on osa aller les récupérer. Aucun n’avait disparu de la nuit…

 

Marcel Leroy

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